Retour aux archives

 

Le cinéma de Jean-Gabriel Périot présente des caractéristiques originales : il a comme outil principal le montage et comme source fondamentale les archives. Cela fait de lui un artiste unique dans le cinéma français ou dans le cinéma tout court. L’idée qu’il adapte Retour à Reims de Didier Eribon peut sembler à la fois redoutable et grandiose. L’ouvrage s’inscrit dans la portée politique des films de Périot et se nourrit de la participation d'Adèle Haenel. Cet entretien s’inscrit donc dans le thème de ce numéro : retour à sa ville natale, retour aux textes, retour aux archives.

 

Que vous évoque le thème de ce nouveau numéro « Retour aux sources » ?

J’avais fait un court-métrage qui s’appelle Undo. C’était un appel à projet lancé par Canal+ sur le thème «  Refaire le monde  ». J’ai travaillé autour du «  c’était mieux avant  », le fantasme d’un passé qui serait plus juste et égalitaire, plus humain… alors que chaque époque a été merdique pour la majorité des gens. Plus sérieusement, je cherchais à revenir en arrière et explorer l’histoire, les tensions entre le passé et le présent… Pourquoi a-t-on besoin de l’histoire ? Est-ce que ça nous fait comprendre le présent ? C’est à la fois nécessaire de revenir au passé mais cela peut être aussi sclérosant. Selon les moments de sa vie ou les stades de sa réflexion, il y a un rapport fluctuant avec le retour au passé.

 

Il y a beaucoup de ça dans Retour à Reims. Le fantasme de la classe ouvrière, par exemple ? Le retour au texte, le rapport entre le texte et l’image peut-il se transposer au rapport entre présent et passé ? Surtout que ton utilisation des archives te permet de ne pas être sclérosant.

Sur la première question, on a chacun une responsabilité avec nos fantasmes, qu’ils soient positifs ou négatifs de notre passé. Mais on se rend finalement compte que le passé est plus complexe que ça. Et même si on a besoin de ces fantasmes-là (la classe ouvrière par exemple), ils ne sont que des constructions, des processus idéologiques et de mémoire. Il ne faut pas se laisser aveugler par ses propres idées et ses projections du passé, sinon on ne réfléchirait plus assez aux contradictions dont on est issus. Croire que la classe ouvrière aurait été pure relève de l’illusion. Il faut plutôt saisir ces contradictions. La critique de notre propre histoire est importante pour ne pas exonérer le passé et être ainsi le premier critique de sa vie.

 

Le montage tel que tu le pratiques permet de ne pas tomber dans le fantasme ou l’histoire unique justement.

Il permet de révéler qu’il n’y a jamais un seul récit, ce n’est jamais blanc ou noir. Il y a des parts d’impureté conséquentes qui fabriquent le présent dans lequel on vit. Le racisme, par exemple, un des objets du films, est endémique à l’ancienne société et les Le Pen sont simplement un symptôme de ça ; ils ne l’ont pas créé. On montre qu’il existe une histoire et on peut ensuite la déconstruire. Comment changer un phénomène historique ? C’est facile de dire « à bas le racisme », mais il n’empêche qu’il faut travailler derrière. C’est là que l’histoire est utile.

 

En faisant des films notamment.

Oui.

 

Ce qui est frappant avec le film, c’est qu’il confond la fiction et la réalité, comme Eribon confond le récit personnel et l’étude sociologique.

Une des qualités du livre est d’avoir réussi en permanence à aller de l’autobiographie à la sociologique sans que ça ne paraisse théorique. Le livre reste un objet de lecture romanesque. Cela permet d’avoir un plaisir similaire à un roman, même s’il transmet un savoir. Mais on ne peut pas le comparer, malgré ta remarque, au passage entre la fiction et le documentaire. C’est un autre trajet. C’est le registre de l'image. Le sujet, la représentation de la classe ouvrière à l’écran, Didier ne l’interroge pas. Moi, je peux le faire avec le cinéma. Mon parcours fait que je ne fais pas la différence entre la fiction et le documentaire dans leur faculté de transmettre le savoir, ce que ça nous raconte du monde… La fiction peut apporter autant qu’un documentaire, peut-être plus. Si différence il doit y avoir entre fiction et documentaire, on a en tête la fiction comme vecteur bourgeois : la plupart des films représentent des bourgeois et s’il y a des ouvriers, ils sont vus à travers les yeux des bourgeois. Le champ du documentaire est lui davantage investi quand il est question de décrire le réel, les conditions de vie des travailleurs... Mais quand on regarde en arrière, on se rend compte que jusque dans les années 80, la fiction était aussi le lieu de la classe ouvrière. Elle était représentée par des artistes de gauche ou communistes, sans l’intermédiaire bourgeois. Il n’y avait pas non plus le thème de la réconciliation de classe, si omniprésente dans la fiction aujourd’hui, ce qui n’est pas toujours vrai dans la vraie vie. On trouvait beaucoup de films, notamment à la télévision, où les gens s’exprimaient depuis leur propre place : femmes de ménage, chômeurs… Tout ça n’existe plus aujourd'hui. Ce n’est pas le sujet du film, ce n’est pas une lecture théorique de l'image, mais le film Retour à Reims montre que le cinéma montrait à l'époque des personnes d’origine modeste.

 

Tu penses à quels films par exemple ?

Alors, c’est un cinéma dont je ne suis pas spécialiste, mais travailler sur Retour à Reims m’a permis de me plonger dans le cinéma commercial d'après-guerre, avec Jean Gabin notamment. Il y avait beaucoup de films produits à destination du public populaire. Le cinéma a eu cette chance d’être un art populaire et les producteurs avaient besoin de faire du cinéma pour tous les publics. Il y a eu des grands réalisateurs, qui n’étaient pas de grands formalistes mais qui avaient beaucoup de succès et étaient proches du Parti communiste, Jean Renoir par exemple.

 

Dans ce cas, ce n’était pas un cinéma idéologique.
J
Non pas du tout, mais ça montrait et représentait les classes populaires. Ça montrait surtout que le cinéma n’était pas seulement un cinéma de bourgeois parisiens. Même sans être un cinéma politique ou engagé, le point de vue n’est pas le même.

 

Concernant tes inspirations, en imaginant ce que serait l’adaptation de Retour à Reims, j’ai immédiatement pensé à ces films ou livres qui retracent le retour d’homosexuels dans leur ville d’origine, comme Juste la fin du monde. Est-ce que tu y as pensé ? Didier cite aussi beaucoup d’autres auteurs qui l’ont inspiré dans sa démarche, comme Annie Ernaux ?

Ce ne sont pas des questions que je me pose en faisant un film ou même en général. Dans mes lectures ou mes intérêts, forcément je me dirige vers ce qui me ressemble. Dans Retour à Reims, c’est évident que je partage beaucoup avec Didier, c’est important de se dire que ces histoires existent et qu’elles se partagent. Ça fait du bien quand on partage une origine sociale. Mais ce n’est pas un processus actif dans ma création. Je n'aurais pas imaginé revenir à Juste la fin du monde dans ce cadre-là.

 

Didier et toi partagez certains éléments biographiques. Vous venez tous les deux de milieux modestes, de province… Est-ce que tu t’es reconnu dans sa trajectoire, dans son devenir intellectuel ?

Il y a du commun dans nos origines, nos déplacements. Il y a du commun, mais aussi de la différence. Moi, j’étais de Guadeloupe, donc venir à la métropole était déjà un grand pas. Cela dit, je ne me considère pas comme un transfuge de classe. Ou plutôt, mon statut fait que j’ai quitté ma classe d’origine, car j’ai d’un coup eu accès à la parole en signant des films, et je partage ça avec Didier. Par contre, je vis toujours en province et je n’ai pas rompu avec ma famille. Je suis un faux transfuge de classe. Certes, j’ai caché à ma famille que je faisais des films. Je ne leur disais pas car pour moi, ça me paraissait trop prétentieux. C’était prétendre pouvoir rompre avec la lignée familiale. Mais contrairement à Didier, la rupture n’a jamais vraiment eu lieu, et je n’ai pas subi cette violence-là.

 

C’est paradoxal que tu partages autant de similarités avec Didier et qu’il se trouve absent du film. Comment est-ce que tu as motivé ce choix ? Est-ce qu’il était aussi absent de la production du film ou c’était son choix de ne pas apparaître ?

Il est totalement absent du film. Je suis responsable de tout mais il était au courant de tous les choix que je faisais. On était d’accord sur le fond, sur ce qui faisait une bonne adaptation. Et on était d’accord politiquement, ce qui peut surprendre certaines personnes choquées par mes choix. On ne peut pas traduire un livre aussi vaste sans une certaine trahison. J’ai 250 pages de livre, la voix off doit faire 15 pages pour une heure et demie. Mathématiquement, je ne peux pas tout mettre. Mais je ne voulais pas tout mettre de toute façon, sinon j’aurais été obligé de survoler un peu tout. Faire un film fourre-tout sans avoir le temps de se concentrer sur un thème en particulier et sans ligne claire, ça ne m’intéressait pas. Dans le film, cette ligne claire se dessine assez vite : qu’est-ce qui est le plus important à transmettre ? Pour certains ce seraient les similarités, mais pour moi, le plus important était de faire un film qui donne quelques clés de compréhensions du monde, voire donne un peu d’espoir, dans un monde où l’extrême droite est plus qu’un problème tellement elle est présente. Pour moi cette question est plus importante que n’importe quelle question de transfuge de classe ou d’homosexualité. Ça mérite de faire des films, mais en faire un qui met les pieds dans le plat de la question politique contemporaine, c’était le film que je voulais faire. Adapter ce livre me permettait d’intervenir dans ce débat là.

Il y avait une question moins importante, mais qui posait aussi problème : le recours à la première personne. Si j’intégrais la partie avec Didier, le « je » du livre, celui de Didier, serait aussi le mien en tant que réalisateur. Autant je partage avec le public une part de mon intimité, de ma vie, et le film parle de ma famille et de la famille de beaucoup de monde, autant je trouve que c’est anecdotique et je ne me voyais pas l’assumer. J’étais mal à l’aise car je ne prétendais pas à être un sujet. Le premier choix a été d’adapter le passage de Didier sur l’apparition du Front National. Déjà, cela faisait 35 minutes de film. Et si j’ajoute l’histoire qui raconte les gens qui votent pour le Front national, c’est-à-dire les parents de Didier, il ne reste plus de place pour Didier !

 

Comment as-tu mis en voix le texte avec Adèle Haenel alors ? Elle est connue pour son militantisme. Comment on introduit cette théâtralité dans ce texte qui est cru parfois ou très sentimental ? La voix est constamment neutre alors que les images sont souvent vibrantes et intimes ?

La question de la voix est compliquée sur ce film parce que c’était la première fois que je faisais un film avec une voix off. J’avais déjà cette difficulté de faire porter le film sur une voix off : est-ce qu’on doit illustrer ou faire contrepoint ? Souvent aussi, certains passages sont plus simples dans le texte qu’ils ne peuvent l’être à l’oreille. Dès la première réunion avec la productrice, je lui ai expliqué mes choix de faire revenir notamment la mère de Didier et choisir les segments qui concernent les femmes. Mis ensemble, on se rend compte qu’ils permettent une lecture féministe du livre. Par chance, la productrice a directement pensé à Adèle Haenel pour la voix off. C’était une idée géniale car dans l’adaptation d’un film, on cherche à ouvrir l'œuvre à un public plus large ou à un public autre que celui des lecteurs. Désaxer totalement la voix, c’est à dire choisir la voix d’une jeune femme d’aujourd’hui plutôt que celle d’un homme de l’âge de Didier me permettait d’ouvrir vers d’autres expériences et donc vers d’autres publics. C’est vrai qu’on renonce donc encore une fois à l’auteur, mais d’un coup, cette histoire d’un homme né dans les années 60 pouvait être interprétée par une femme, et il y avait une chose qui résistait au temps et au changement de génération.

Adèle avait une interprétation juste, et c’est une figure de l’engagement contemporain. J’aime beaucoup sa voix et si elle a l’air si spéciale, c’est parce que c’est une des seules actrices à ne pas avoir fait d’école de théâtre. J’adore, dans sa voix, entendre une provenance populaire qui sonne très juste. C’est un travail qui n’était pas facile car ni l’un ni l’autre n’avions fait de voix off. Et à cause du Covid, on a dû travailler à distance. Ce qui fait que, quand on s’est retrouvés dans les studios pour la première fois, on réalisait qu’on avait sous-estimé la charge de travail. Après quelques heures de travail, on était complètement mort de fatigue, et ce texte par moment se trouvait fort compliqué à adapter en voix, donner à entendre.

C’est super de travailler avec Adèle car elle est très travailleuse et qu’elle ne se satisfait que d’un travail bien fait. Avec Laure aussi, la mixeuse, on a même pu retoucher le texte pour fluidifier la parole. Adèle était totalement investie car elle venait jusqu’au dernier moment du mixage pour rendre la voix la plus fluide possible. Pour l’interprétation, il fallait que la voix ait une certaine neutralité. Selon comment un fragment allait être interprété, cela pouvait donner lieu à un jugement de valeur. Par exemple, si on prend le moment où la grand-mère de Didier laisse ses enfants pour aller travailler en Allemagne en pleine guerre, ce comportement paraît aujourd’hui inacceptable. Mais ce n'est pas à nous de donner cette vision, surtout que Didier apporte lui-même la contradiction dans cette partie de l’histoire. Elle le fait parce qu’elle a besoin de sa liberté de femme, trouver une liberté morale. Donc la voix ne devait pas porter de jugement de valeur sur ces actes. C’est au spectateur d’en former une interprétation. Même si dans la seconde moitié du film, on prend davantage parti.

 

Une des choses qui m’a le plus agréablement surpris dans le film, ce sont les images d’archives. Elles donnaient une voix, au premier sens du terme, aux différents personnages du livre. Les parents de Didier ne parlent pas beaucoup, surtout le père. En prenant des archives des travailleurs ouvriers, on a l’impression d’entendre le père de Didier parler.

Oui, c’est l'avantage de changer de support et de format. C’est ce que j’aime faire avec l’archive, c’est-à-dire ramener une multiplicité d’expériences. Elles peuvent avoir du commun et de la différence avec la famille de Didier, mais je cherche au final à créer un groupe et un chœur. L’image permet parfois d’illustrer ce qu’un livre prendrait des pages à expliquer, comme dans le passage où des ouvriers refusent d’aider leurs femmes à la maison. Mais l’image fournit aussi la contradiction avec cet homme qui cherche le calme en pêchant après le bruit de l’usine. Si le père de Didier paraît détestable, comme beaucoup d’autres pères de famille, on se rend compte que ce n’est pas si simple grâce aux images. C’est une des générosités de ce livre, même s’il exclut son père : il lui cherche tout de même des raisons ou une explication. On donne du contexte, sans chercher à excuser, pointe les contradictions et réalise qu’on est tous victimes du système.

 

Concernant la partie politique du film, il y a bien entendu le fond, avec la représentation de la classe ouvrière et l’apparition du Front National. Mais pour ce qui est de la forme, je m’intéresse beaucoup à ta technique de montage, qui mobilise les images d’archive. Ça m'a fait penser à Guy Debord, qu’on aime bien à la rédaction, qui a écrit La société du spectacle pour l’adapter en film avec des images d’archives et de publicités.

C’est une bonne référence déjà ! Après, Debord est plus radical que moi dans son cinéma. Et aussi politiquement. Il met un écart qui est, qui paraît, total, entre les images et le texte. Et ce qui est étonnant, c’est qu’il nous donne à voir l’ennemi : il ne met que des publicités, que des films américains. On sent que le hasard joue parfois, quand l’image tombe parfois sur les mots et parfois non. Mais on comprend qu’il cherche à disjoindre les deux. Ce qu’il nous donne à voir, c’est l’adversaire, donc le monde de l’image, alors que le texte est le monde du combat. Et il en fait une dialectique. J’ai un cinéma moins radical car l’image porte aussi la narration. Dans ce film-là, il y a beaucoup de relations entre le texte et l’image. Parfois elle illustre, parfois elle fait contrepoint. C’est plus complexe. Alors que Debord est plus radical et sec, comme un coup de trique. Moi j’essaie d’être plus généreux.

Mon outil premier à moi, c’est le montage. Le cinéma russe d’abord, Eisenstein ou Vertov, puis le renouveau du cinéma politique, avec Godard dans les années 60, ont eu une approche originale du montage. Elle affirmait le primat du langage cinématographique sur le langage parlé et théâtral. C’est théorique, mais c’est important, car si faire un cinéma politique c’est uniquement prendre un sujet politique, alors c’est parler avec le langage de l’adversaire. Le langage du cinéma commercial ou du documentaire télévisé sont des formes ressenties par le spectateur comme naturelles, naturalistes ou crédibles, alors que c’est de la pure construction. Cette invisibilité du langage cinématographique amène à une espèce de transparence. On cache la part politique de chaque parole prononcée alors qu’il n’y a pas d’images neutres. L’exemple le plus frappant, c’est la news télé, qui est ressentie comme objective alors que c’est une pure construction, là aussi.

On veut faire un film qui se dit politique, on se pose alors la question du langage. Dans mon cinéma, ce que je montre, en plus de l’histoire, c’est que c’est du langage. Ce que je montre n’est pas objectif, je l’ai construit. C’est une question d’honnêteté et d’éthique, je ne prétends pas montrer une objectivité alors que c’est mon point de vue. Je crois aussi que dans la confrontation d’images, dans le passage d’un plan à un autre, quelque chose se crée, un discours qui ne passe plus par le vocabulaire. Il est difficile à identifier et à exprimer mais il y a des idées qui se créent. Dans cette liberté, on dit qu'être politique, c’est ouvrir des questions et des espaces plutôt que d’amener un discours établi. Je ne cherche pas à dire ce qu’est la classe ouvrière ou ce qu’il faut faire aujourd'hui. Je mets des images de gens qui luttent, et libre au spectateur de relier tout ça.

Dans un cinéma où le montage est un outil important, moi, je rajoute le travail de l’archive. C’est une autre couche de travail car on ne peut pas utiliser les archives sans questionner l’histoire de la représentation. On peut dire que je change de langage avec la seconde partie du film (plus centré sur les années 1980, ndlr) parce que je n’utilise plus des archives avec des ouvriers. Mais la vraie raison n’est pas là. C’est que depuis cette période, il n’y a plus de films avec les ouvriers. La représentation accompagne toujours les phases politiques : on a le cinéma et la télévision de son époque. Il y a un changement du discours politique qui a une conséquence directe sur la fabrication des images. On a eu beaucoup de difficultés pour trouver des films avec des personnes de milieux populaires. Beaucoup des archives que j’ai trouvées n’étaient que des micro-trottoirs. Les choix de montage sont aussi conséquents d’une histoire des images qui nous renseigne beaucoup sur une histoire politique. Ce n’est pas anodin que les ouvriers disparaissent de la représentation. En très peu de temps, le cinéma devient du jour au lendemain un cinéma blanc, parisien, de classe moyenne, hétérosexuel. Sous la couche du film, on va donc questionner la représentation.

 

Comment Internet a changé ton approche des archives justement ?

Je n’ai pas beaucoup d’avis là-dessus. Pour moi, Internet reste une bénédiction. Avant que des vidéos de qualité ne soient disponibles sur Internet, travailler sur les archives, ça veut dire travailler avec ce qu’on a autour de soi, ou bien avoir beaucoup de moyens pour aller partout dans le monde, dans les cinémathèques, pour chercher les archives. Internet a permis à certaines personnes, publiques ou privées, de mettre leurs vidéos en ligne, et ça me permet d’avoir accès à ces images sans avoir à demander à des gens ou me déplacer. Ma pratique a changé, mais certaines archives ne sont toujours pas disponibles sur Internet. On interroge donc tout ce qui n’est pas en ligne.

On se rend compte que l’archive reste un produit et malgré le fait qu’on puisse en mettre en ligne n’importe quand, il y a beaucoup de sujets qui n’y sont pas. C’est en grande partie pour des raisons financières mais aussi politiques. Sur mes films, c’est difficile à dire, car tous mes court-métrages sont mis en ligne après leur exploitation en salles ou à la télévision, ce qui permet de toucher un public qui voulait les voir et qui ne le pourrait pas autrement. Pour les longs, c’est plus compliqué, car le film est remboursé après coup grâce aux entrées.

 

Le film sort en salles bientôt d’ailleurs…

Oui fin mars, et il est disponible sur Arte pour l’instant !

 

Quand tu as dit que tu cherchais à toucher un public qui n’était pas celui du livre, j’ai pensé qu’Internet serait un moyen parfait pour y arriver.

Ce n’est pas tant Internet que la télé. Arte, c’est avant tout une chaîne de télévision, et si les gens regardent les replays d'Arte, c’est parce que c’est une chaîne de télé. Et si Retour à Reims était sorti sur une chaîne de VOD, il n'aurait pas eu ce public-là. Il y a un public généraliste. Et c’est intéressant parce que c’est une des seules occasions offertes de toucher le public par hasard, et pas un public d’intellectuels ou de passionnés qui recherchent des films politiques. On touche plus de monde. C’est un challenge intéressant avec un film qui a l’ambition de raconter une histoire politique de la France.

 

Je pensais également aux memes en parlant d’Internet : je rapproche beaucoup ce phénomène des pratiques de Debord et de détournement. C’est pratiquement la même démarche que de coller des images à un texte ou un texte à des images, cette confrontation créant un sens nouveau. Cette particularité du montage se retrouve dans les memes.

Oui mais cette pratique, tu la trouves longtemps avant Internet, qui ne fait que ramener un outil technique. Ce jeu de confrontation des images et des textes existe depuis longtemps, par exemple avec la caricature en France. Ils travaillaient déjà avec la disjonction image/texte et l’idée du détournement. Internet n’a pas inventé un langage particulier.

 

J’ai vu Little Palestine au cinéma dernièrement, qui n’est pas très accessible. Mais j’ai réalisé que même si les deux films sont des documentaires, c’est difficile de les classer ensemble tant l’approche est différente, sur le montage notamment. Comment ta passion t’est venue pour le montage et les archives ?

C’est une pure histoire de hasard. Je devais faire des stages en master. J’en ai fait un à Beaubourg dans le service audiovisuel. On m’a demandé de faire un remontage de films, qu’il fallait réduire en termes de durées et enlever le son. Le but était de faire choisir certains extraits par des commissaires. Il fallait que je remonte les films pour faire apparaître des techniques d’architecture. Je devais rendre clair, en remontant, les différents types de béton, la méthode de construction. Et ce que je pensais être pénible au début, s’est transformé en grand plaisir. Je me suis rendu compte que je pouvais décortiquer les films et raconter autre chose ou pointer le regard sur un sujet différent.

Quand j’ai commencé à faire des films, c’était difficile de réaliser un tournage. L’archive me permettait d’en faire depuis chez moi. C’était un moyen d’essayer des trucs et de nourrir ma réflexion. Par exemple, ma famille n’a pas de mémoire politique. Et en montant à Paris où j’ai commencé à rejoindre les luttes, je réalisais qu’il manquait une histoire ou des histoires. Je me rendais compte que j’avais des lacunes historiques, donc j’ai essayé de relire les classiques ; et l’archive devient un outil. En lisant un livre et que tu travailles ensuite sur les archives, tu as envie de les intégrer. C’est donc un super outil technique qui me permet en plus de questionner l’histoire et la représentation.

Pourquoi on a filmé comme ça ? Pourquoi cette image reste ? Pourquoi on a pas beaucoup d’images des luttes ? Comme l’histoire, c’est l’histoire des puissants, l’image est aussi celle des puissants. Il faut alors amener, chercher et interroger les images. Et on trouve parfois des contre-images. L’archive est au centre de ce processus. Après, le montage lui-même se construit de ça. Je me sens obligé de ramener des contre-techniques de montage. Et je connais bien la grammaire habituelle puisque j’ai travaillé pendant dix ans comme monteur. C’était mon gagne-pain, je montais pour la télé ou pour les copains. Mais dans mon travail, l’archive m’a poussé vers des grammaires de montage très différentes.

 

Comme quoi par exemple ? Quelles sont les caractéristiques de cette grammaire ?

Le rythme du montage, les vitesses ou les lenteurs. Éviter aussi tout ce qui est champ/contre-champ pour déconstruire la naturalité du montage. Utiliser tout ce qui est du registre de l’effet comme les ralentis, les recadrages, l’inversion. Tous ces trucages permettent de rendre compte que chaque technique différente de langage est une écriture, c’est un vocabulaire et le montage naturel est alors qu’une seule manière parmi d’autres qui ne s’impose pas forcément.

 

Est-ce que vous avez eu l’occasion de faire des projections de Retour à Reims ? De toucher un public plus populaire ?

Oui, à la rentrée, notamment avec la reprise de la Quinzaine des Réalisateurs. Mais ce sont des gens qui ont l’habitude d’avoir accès à ce type de films. On a eu la chance, lors de certaines projections, parce que les distributeurs avaient invité des militants politiques communistes ou d’extrême gauche. Ce sont des gens actifs dans les milieux populaires, notamment dans les centres culturels. Mais c’est difficile de créer des endroits où tu touches directement par le cinéma les classes populaires. Les endroits qui existent habituellement sont surtout destinés à des publics lycéens ou scolaires, notamment périphériques. Et l’autre endroit, c’est les festivals d’été, où tout à coup, tous les gens du village viennent à ces projections. Je trouve ça très très chouette car on touche un public populaire, pas forcément ce qu’on a dans les salles obscures. Mais on en n’a pas encore eu l’occasion avec Retour à Reims.

 

Concernant l’actualité politique, on s’est demandés à la rédaction ce que signifiait de faire ce film à l’approche d’une échéance élective. Surtout que, je me reconnais beaucoup dans l’épilogue du film, car j’ai participé avec ma génération à tous ces événements que tu montres.

On pourrait penser qu’il y a un aspect événementiel ou conjoncturel à ce film, mais en réalité, ce film-là, j’aurais pu le faire il y a 5 ans ou dans 10 ans. Qu’est-ce qui change fondamentalement avec ces élections ou les dernières ? Rien, grosso modo. On a un souci avec l’extrême droite, mais surtout avec la droitisation de la société. La trahison de la gauche n’est pas nouvelle, elle a toujours existé. Cela ne se résoudra pas de sitôt. Les limites de la démocratie représentative sont atteintes depuis longtemps. Donc il n’y a rien de nouveau. Ce film pourrait toujours bien tomber, et pour chaque période sa lecture. La sortie prévue à cette date est surtout liée au covid.

J’espère quand même qu’il va faire réfléchir. Je me mets à la place de Didier qui se dit : « on moque bien des gens du Front National, mais qu’est-ce qui se passe quand ce sont des personnes de ta famille ? » Par chance, ce n’est pas ma famille, mais je me demande ce qu’on fait dans un pays où Zemmour est crédité à 15% de votes, et avec Le Pen qui en fait tout autant. On arrive à 30% du pays qui vote pour l’extrême droite. Est-ce qu’on les traite de racistes et on continue jusqu’à ce qu’ils aient la majorité ? Ou bien est-ce qu’on ramène de la contradiction, de l’histoire, et on cherche l’origine, en s’interrogeant réellement sur comment changer les choses ?

Les gens s’habituent à avoir le FN. Qu’est-ce qu’on fait de cette situation ? Dans le film, je vais dans un endroit qui est mon endroit de réponse personnelle, et qui n’est pas celle du livre. L’épilogue du film, j’ai essayé d’en faire un lieu optimiste. Malgré tout, on continue de lutter, même si on se prend les flics dans la gueule, tout en sachant qu’ils ne nous écoutent pas. C’est important pour moi de ne pas finir avec Le Pen. Et encore, j’ai décidé de faire cet épilogue avant le covid, lors des manifestations des gilets-jaunes. Depuis deux ans, on a eu une série de répression immonde des manifestations. Je suis personnellement surpris qu’on soit encore dans la retenue, même si j’observe qu’on commence à se mettre ensemble pour se battre. Les militants ont eu besoin de recul, et ensuite, on a commencé à lutter de manière plus large, multi-focale. C’est la convergence des luttes qui apparaît à la fin du film.

 

Il y a dans le livre une citation que tu as reprise, sur le rôle de la gauche qui doit susciter des intérêts et des passions communes. Quand tu la cites à la fin du film, je me rends compte que c’est ce que Didier Eribon a fait, et c’est ce que tu essaies de faire à ton tour, notamment avec cette participation du spectateur émancipé.

Ce sont des questionnements que je porte depuis longtemps. C’est quoi être cinéaste, ça sert à quoi de faire des films ? Je pourrais être dans des associations et donner mon temps dans des activités concrètes. C’est peut-être une faiblesse de ma part ou un manque de courage, mais j’essaie de le compenser par mon activité de cinéaste. J’essaie de ne jamais faire un cinéma déploratif mais au contraire un cinéma qui nourrit, énerve, et s'inscrit dans une énergie de la lutte. J’essaie de faire un cinéma qui correspond aux luttes que je suis. C’est un endroit où le cinéma peut apporter de la contradiction, du savoir, de l’histoire, tout en essayant de ramener de l’espoir et de l'énergie. C’est l’endroit où je veux être politiquement.

 

Propos recueillis par Yacine Mousli à Paris le 24 janvier 2022
Tsounami
février - mars 2022
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